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15 septembre 2010 3 15 /09 /septembre /2010 20:04

 

Ils auraient aimé être riches. Ils croyaient qu’ils auraient su l’être. Ils auraient su s’habiller, regarder, sourire comme des gens riches. Ils auraient eu le tact, la discrétion nécessaires. Ils auraient oublié leur richesse, auraient su ne pas l’étaler. Ils ne s’en seraient pas glorifiés. Ils l’auraient respirée. Leurs plaisirs auraient été intenses. Ils auraient aimé marcher, flâner, choisir, apprécier. Ils auraient aimé vivre. Leur vie aurait été un art de vivre.


Ces choses-là ne sont pas faciles, au contraire. Pour ce jeune couple, qui n’était pas riche, mais qui désirait l’être, simplement parce qu’il n’était pas pauvre, il n’existait pas de situation plus inconfortable. Ils n’avaient que ce qu’ils méritaient d’avoir. Ils étaient renvoyés, alors que déjà ils rêvaient d’espace, de lumière, de silence, à la réalité, même pas sinistre, mais simplement rétrécie – et c’était peut-être pire – de leur logement exigu, de leurs repas quotidiens, de leurs vacances chétives.
 C’était ce qui correspondait à leur situation économique, à leur position sociale. C’était leur réalité , et il n’en n’existait pas d’autre. Mais il existait, à côté d’eux, tout autour deux, tout au long des rues où ils ne pouvaient pas ne pas marcher, les offres fallacieuses, et si chaleureuses pourtant, des antiquaires, des épiciers, des papetiers. Du Palais-Royal à Saint-Germain, du Champ-de-Mars à l’Étoile, du Luxembourg à Montparnasse, de l’île Saint-Louis au Marais, des Ternes à l’Opéra, de la Madeleine au parc Monceau, Paris entier était une perpétuelle tentation. Ils brûlaient d’y succomber, avec ivresse, tout de suite et à jamais. Mais l’horizon de leurs désirs était impitoyablement bouché; leurs grandes rêveries impossibles n’appartenaient qu’à l’utopie. [. . . ]
L’économique, parfois, les dévorait tout entiers. Ils ne cessaient pas d’y penser. Leur vie affective même, dans une large mesure, en dépendait étroitement. Tout donnait à penser que, quand ils étaient un peu riches, quand ils avaient un peu d’avance, leur bonheur commun était indestructible; nulle contrainte ne semblait limiter leur amour. Leurs goûts, leur fantaisie, leur invention, leurs appétits se confondaient dans une liberté identique. Mais ces moments étaient privilégiés; il leur fallait plus souvent lutter: aux premiers signes de déficit, il n’était pas rare qu’ils se dressent l’un contre l’autre. Ils s’affrontaient pour un rien, pour cent francs gaspillés, pour une paire de bas, pour une vaisselle pas faite. Alors, pendant de longues heures, pendant des journées entières, ils ne se parlaient plus. Ils mangeaient l’un en face de l’autre, rapidement, chacun pour soi, sans se regarder. Ils s’asseyaient chacun dans un coin du divan, se tournant à moitié le dos. L’un ou l’autre faisait d’interminables réussites.
Entre eux se dressait l’argent. C’était un mur, une espèce de butoir qu’ils venaient heurter à chaque instant. C’était quelque chose de pire que la misère: la gêne, l’étroitesse, la minceur. Ils vivaient le monde clos, de leur vie close, sans avenir, sans autres ouvertures que des miracles impossibles, des rêves imbéciles, qui ne tenaient pas debout. Ils étouffaient. Ils se sentaient sombrer. Ils pouvaient certes parler d’autre chose, d’un livre récemment paru, d’un metteur en scène, de la guerre, ou des autres, mais il leur semblait parfois que leurs seules vraies conversations concernaient l’argent, le confort, le bonheur. Alors le ton montait, la tension devenait plus grande. Ils parlaient, et, tout en parlant, ils ressentaient tout ce qu’il y avait en eux d’impossible, d’inaccessible, de misérable. Ils s’énervaient; ils étaient trop concernés.

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